La dame n’a rien d’une virago. Ses yeux, couleur feuille d’olivier, dont le regard vous enveloppe de son infinie douceur, ne trahissent pas son âme de guerrière. On a de la peine à déranger sa mémoire. Gênés de lui demander de nous accompagner sur les crêtes et dans les oueds de ses souvenirs. On y pressent de rudes combats.

Mais le ton, le silence, comme des points d’orgue, dans une longue discussion, laissent entrevoir une poignante douleur. On devine de profondes gerçures là, des callosités ici. La vie n’a pas été tendre avec elle, comme pour toutes celles qui ont connu les périodes où se fabriquent des moments de l’histoire. Leur consolation, et c’était aussi le but de leur lutte, était de voir, lorsqu’elles ouvrent leur fenêtre, flotter un drapeau sur le fronton d’un édifice public. Celles qui comme cette dame aux yeux tristes ont mené le double combat de la libération et de l’émancipation et qu’on a voulu renvoyer au « kanoun », au matin du 4 juillet 1962, alors qu’elles croyaient que le soleil qui se levait ce jour-là brillerait pour toutes et pour tous. Ces dames, mères de toutes les femmes d’Algérie. Des dames exemples. Des dames d’exemple. Toumya Laribi, pour l’état civil, aujourd’hui fille adoptive de Boufarik, dont elle a vu naître toute la jeunesse depuis qu’elle s’y était installée comme sage-femme, est née et a vécu son enfance et sa « prime adolescence dans une famille aisée si on la compare à celle de la majorité des Algériens des années 1930 et 1940 ». Son père, M. Laribi, était planton au Gouvernement général, le GG comme on disait en ce temps-là, pour l’époque, c’était une bonne situation. Il n’était, certes, pas lettré et c’est par un pur hasard qu’il a obtenu ce travail.

« Mon père est venu de Biskra, sa ville natale, vers Alger à l’âge de 14 ans. » Il était destiné à embrasser la carrière de tous les migrants vers la capitale, peut-être comme portefaix, docker, jardinier des maraîchages de Zéralda ou allez savoir de quoi serait fait son quotidien. Mais, coup de pot, à l’époque il était demandé à tout partant en congé de se trouver lui-même un remplaçant, sa chance a été qu’un employé du GG, lui aussi natif de Biskra, lui proposa l’intérim. Entre-temps, voilà que le pauvre homme décède et le père Laribi d’occuper définitivement le poste du défunt. « Ayant trouvé un emploi stable, permanent et régulièrement rémunéré, il s’est donc installé à Alger. » « Il y trouvera une payse, tout comme lui, de la capitale des Ziban, il l’épouse pour avoir avec elle neuf enfants. » Toumya, la future Baya El Kahla, maquisarde de la région 1, de la Zone 1, du secteur 1, de la Wilaya IV est née à la rue de la Marine et a grandi à Fontaine Fraîche (Fort l’Empereur) où elle a habité dans une petite villa. « Mon père voulait que nous fréquentions de bonnes écoles et que nous fassions de bonnes études pour avoir un bon métier. » Inutile de répéter qu’à l’époque, d’autant qu’on se trouvait en plein conflit mondial, il n’était pas donné à tout le monde d’aller à l’école et encore moins d’accéder à un niveau appréciable. « J’ai présenté, après la troisième et le niveau du brevet, avec une dérogation en raison de mon jeune âge, le concours d’accès à l’école d’infirmières de la Croix-Rouge. J’ai toujours, depuis mon enfance, voulu exercer ce beau métier. Je l’aime jusqu’à présent. »

C’était à quelle époque ?

Au début des années 1950, je suis née en 1936, j’avais donc environ 16 ans. Mais je vous préviens, pour la suite de notre discussion, je n’ai aucunement la mémoire des dates. Ma révolte remonte à cette époque et peut-être même avant. Vous savez, je suis une Boumezrag par ma mère et mon grand-père paternel est mort en déportation au bagne en Guyane. Aussi loin que je me souvienne, j’avais en aversion l’ordre qui nous était imposé. De plus, l’exemple de mon oncle Mohamed Khider, militant nationaliste de la première heure, m’emplissait d’un profond sentiment de fierté. Il me parlait souvent de l’Algérie, de liberté et d’indépendance. Il liait tout cela aux études. Ce ressentiment à l’égard de l’autorité m’a souvent valu de mauvais résultats scolaires. Mais tout cela était rattaché à l’humiliation permanente, Arabe par-ci, Arabe par-là, même à l’école. De bon matin, on vous triturait les cheveux avec une règle pour vous dire que vous avez des poux, que vous êtes sales. Pourtant, malgré la modestie des moyens, Dieu sait si notre mère était à cheval sur la propreté de ses enfants, justement pour nous éviter de telles rodomontades. Mais, je me souviens d’une institutrice, une progressiste qui venait de France, avec laquelle j’avais obtenu de bons résultats. Son comportement à mon égard était si différent. C’est comme si elle m’avait adoptée. Je n’avais plus de conflit. Elle a su me parler et je ne lui ai rien caché des vexations que nous subissions de la part de l’autorité scolaire et des sentiments qui m’animaient face à cette situation.

Pour la révoltée que vous étiez, le 1er Novembre 1954 a dû être inoubliable. Comment l’aviez-vous vécu ?

Aussi paradoxal que cela puisse vous paraître, je m’en souviens vaguement. Mais je sais que c’était un jour de joie. Je me rappelle mon père qui est entré avec un large sourire qui lui barrait le visage et qui m’avait dit : « Ça y est, nous avons démarré ! » Je tiens de lui l’idée de l’inéluctabilité de l’indépendance nationale. Je ne sais pas pourquoi mais il me semble qu’il m’en parlait beaucoup plus qu’il n’en parlait aux garçons car j’avais de grands frères. Notre père nous a appris le sens de l’égalité entre garçons et filles que ce soit au niveau familial ou celui de l’instruction qu’il voulait pour toutes et pour tous avec un égal intérêt. Cela malgré les remontrances de ma mère, plus traditionaliste si je puis dire.

Aviez-vous pris conscience dès le déclenchement de la Révolution que vous deviez vous engager et donc que vous aviez un rôle à jouer ? A quand remontent vos premiers contacts avec l’Organisation ?

Absolument. J’avais compris que mon heure était arrivée et que je devais passer à l’action. Restait à savoir où, quand et comment. C’est à l’école d’infirmières, que j’ai été approchée par les frères du réseau d’Alger. Cela doit dater de 1955 environ, je n’ai pas la date exacte. J’ai commencé par faucher des médicaments, puis je suis passée à la distribution des tracts et enfin au transport d’armes et de munitions. Tout dépendait des missions que l’on me confiait. A ce propos, il me vient à l’esprit que j’avais des copines juives qui, à plusieurs reprises, m’ont sauvé la mise, lorsque je me réfugiais chez elles, quand je me sentais suivie. Elles étaient des filles de mon quartier, beaucoup étaient dans un grand dénuement. Elles vivaient dans des baraquements. Eh bien ! Il leur arrivait souvent de m’assister et de cacher des objets ou des effets que je destinais aux frères ou à l’Organisation. Que s’est-il passé ensuite ? Pourquoi ont-elles rejoint le camp ennemi ? Je ne le saurai jamais.

Qui étaient vos chefs ?

Je ne savais pas qui étaient les responsables de l’Organisation à Alger, mais je me souviens que nous nous réunissions parfois du côté de Djamaâ Ketchaoua dans la Basse Casbah. J’étais la seule femme de mon groupe.

Vous souvenez-vous de quelques noms ?

Je sais qu’il y avait le jeune Dziri, un neveu de Ali Khodja, lequel était un peu mon voisin puisqu’il était de Ben Aknoun et moi de Fontaine Fraîche. Cette période a duré quelques mois avant qu’un patriote de notre cellule ne soit arrêté. La consigne était stricte pour les malheureux infortunés qui tombaient entre les mains des forces coloniales : il leur était demandé de résister de 24 à 48 heures pour permettre aux autres de disparaître. Mais tenir 24 heures sous la torture est une épreuve inhumaine. C’est ainsi que nous avons reçu l’ordre de partir et de rejoindre le maquis. C’est la sœur de Ali Khodja et son neveu qui m’ont contactée pour organiser mon acheminement vers le djebel.

Vos parents étaient-ils au courant de vos activités patriotiques ?

Pas du tout ! Pas même mon père. Mais avec le recul et plus j’y pense, plus je me dis qu’il soupçonnait quelque chose. Quant à ma mère, elle n’y pensait même pas. Lorsque j’ai pris la résolution, le jour de mon départ au maquis de l’en informer, elle m’a envoyé le fer à repasser qu’elle tenait au visage. Vous voyez d’ici sa surprise. La peur de mourir loin d’elle m’avait, en effet, incitée à lui faire part de la décision des responsables de l’Organisation de m’évacuer d’urgence. Mal m’en a pris. Sa réaction était compréhensible par-delà toute considération patriotique ou politique. J’étais une fille, sa fille de surcroît. La perspective de m’imaginer au maquis parmi des hommes... En revanche, lorsque j’en ai parlé à mon père, je lui ai dit que j’étais recherchée et que si on me capturait, je risquais de ne pas résister aux tortures et que je mettrai en danger la vie de mes compagnons, il a vite compris. Certainement pas de gaieté de cœur, puisqu’il a pleuré, mais il s’est résolu à la nécessité de mon départ et il m’a donné sa bénédiction.

Et vous aviez quel âge ?

Moins de vingt ans.

L’acheminement vers le maquis était une opération souvent délicate car elle s’effectuait sans filet pour ainsi dire, à découvert et les contrôles aux barrages étaient nombreux. Comment s’est déroulé le vôtre ?

J’ai informé Dziri que j’étais prête. Il a demandé à sa femme de nous accompagner. Nous nous sommes, bien entendu, voilées, l’organisation nous a établi de fausses pièces d’identité et la seule instruction pour le voyage était de ne souffler mot, particulièrement aux barrages. Je me souviens, à plusieurs reprises, Dziri avait offert des bouteilles d’alcool aux militaires. Nous étions encore au début de la guerre, c’étaient de jeunes appelés. Aux soldats qui demandaient qui nous étions, il répondait que nous étions ses épouses. Ils n’insistaient pas. Nous étions dans un véhicule bâché, installées au milieu de cageots d’oignons, de pommes de terre et de légumes divers. Au fond, il y avait des armes et des munitions. Nous ignorions, totalement, l’épouse de Dziri et moi-même, que nous étions assises sur un arsenal et ce jusqu’à Tamerkenit, dans la région de Palestro (Lakhdaria).

Quelle a été votre réaction lors de votre premier contact avec le maquis et les moudjahidin ?

Les premières personnes que j’ai rencontrées étaient Ali Khodja et ses hommes. J’étais impressionnée, ahurie devant ces combattants en battle-dress impeccables. Bien armés. Il me semblait qu’ils n’étaient pas nombreux, une soixantaine environ ou, peut-être, un peu plus.

C’était un commando zonal ?

Oui, le commando de la zone 1, une unité d’élite, qui allait après sa mort, devenir le prestigieux commando Ali Khodja.

Votre baptême du feu vous en souvenez-vous ?

Comment l’oublier, il a eu lieu le jour même de mon arrivée. Après les formalités d’usage et que l’on m’ait remis un treillis neuf, un chapeau de brousse et une arme, vers 4 h, l’alèrte a été donnée. Rien de bien important, il n’y a pas eu de victimes hormis ma petite fierté. Au moment de traverser la route goudronnée, nous avons été allumés par une patrouille embusquée. Les frères se sont fondus dans la forêt alors que moi je suis restée cachée dans un buisson épais. De là où je me trouvais, je pouvais voir les allées et venues des soldats, allées et venues qui ont duré à peu près une heure et demie, un peu plus. Cela me semblait une éternité. Puis ils ont décroché et se sont retirés dans leurs jeeps et quatre camions GMC. Leur camp, je l’ai su après, n’était pas loin de Palestro et nous nous trouvions à Djerrah. L’alerte passée, les villageois ont pour habitude de se rendre sur les lieux de l’embuscade pour voir s’il n’y a pas de blessés éventuels, des armes ou des munitions. Moi je me trouvais encore sur les lieux. Lorsque j’ai vu une villageoise, je suis sortie de mon buisson et me suis adressée à elle lui disant que j’étais une moudjahida. Ne comprenant pas l’arabe sans doute, la dame a pris ses jambes à son cou en hurlant : « Les Français sont partis mais ils ont laissé des Sénégalais. » « Aberkan ! Aberkan ! » (le Noir ! le Noir !), criait elle, désemparée. Ne comprenant rien à ce qui se passait, je courrai derrière elle pour la calmer. Elle n’avait jamais vu une femme accoutrée, comme je l’étais, en soldat. Il faut dire que je n’en menais pas large. J’avoue, qu’avant d’en rire de bon cœur, avec mes compagnons, j’avais pleuré mon orgueil de combattante, égratignée par cet épisode, plutôt loufoque. J’ai appris plus tard, que Ali Khodja, ne me voyant pas venir, allait organiser une embuscade pour me récupérer. Heureusement que l’information a circulé que pas un prisonnier n’a été fait par la patrouille française.

Est-ce à cette occasion que vous avez reçu votre nom de guerre « Baya El Kahla ? »

Non, c’est le capitaine Si Abdallah, que Dieu ait son âme, qui m’a donné ce nom. A mon arrivée comme c’était d’usage, il m’a demandé de choisir mon nom de guerre. J’avais déjà, en famille, un petit problème de prénom. Mon père, pour l’état civil, m’avait appelée Toumya, ma mère trouvant ce prénom désuet et trop campagnard, m’appelait Baya, ça faisait plus citadin. « Vous voulez m’en ajouter un autre ? » ai-je dit au capitaine. Il m’a observé un bon moment puis m’a dit : « serais-tu offensée si nous t’appelions Baya el Kahla » (Baya la noire). Et depuis... Même dans les tracts de l’armée française, on m’appelait ainsi.

Quels étaient les sentiments d’une jeune fille de moins de vingt ans qui arrive au milieu d’hommes et qui doit vivre avec eux ?

Je ne vous comprends pas. C’était normal, naturel.

N’aviez-vous pas peur ?

De quoi ? De la mort ? Oui !

Aviez-vous immédiatement été mise en confiance ?

Immédiatement, totalement. Mes compagnons ont eu un comportement exemplaire envers moi et envers toutes celles qui nous ont rejoint après. Je parle de la wilaya où j’étais et de la zone 1, où j’avais été affectée. Les relations avec nos frères de combat étaient pures et sans tache. Nous étions respectées, protégées. Je n’ai jamais relevé un abus quelconque d’autorité. Aussi loin que je puisse me rappeler, je n’ai jamais eu le moindre conflit lié au fait que je sois une femme. Je garde du maquis un impérissable souvenir empreint de camaraderie, d’amitié, de fraternité et de patriotisme.

Et vous étiez la première femme ?

La première en zone 1 et dans la région. J’étais en zone 1, région 1 secteur 1 de la Wilaya IV. Une région sans cesse harcelée par l’artillerie et bombardée par l’aviation. Elle était âpre, dure et difficile.

Quel était le travail d’une infirmière au maquis mis à part bien sûr les soins à prodiguer aux combattants blessés ?

Nous nous occupions aussi des populations civiles, lesquelles étaient privées de tout. Tout spécialement de la vaccination des enfants et des villageois. Dans ces zones retirées de tout, personne ne pourvoyait aux besoins sanitaires les plus élémentaires. Certains, pour ne pas dire la plupart des habitants, n’avaient jamais rencontré un médecin. Il y avait bien sûr, palliatif, les soins traditionnels des guérisseurs et autres rebouteux. Le dénuement était absolu. Ensuite, du point de vue de la sécurité, il fallait éviter au maximum les contacts de la population avec les SAS (Sections administratives spéciales), qui s’occupaient entre autres des soins médicaux. Ces succursales du deuxième bureau posaient beaucoup de questions. Et un malade vulnérable et fragile ne peut pas se contrôler.

Vous déplaciez-vous avec les unités combattantes ?

C’était l’essentiel de notre activité. Porter une assistance immédiate et rapide. Des secours de toute nature. Ainsi, il m’est arrivé d’organiser le retrait et l’évacuation du commando Ali Khodja, avec les villageoises. Il n’y avait plus d’hommes dans la région, ils étaient tous morts, au maquis ou en prison. Nous avons frayé un passage dans un talweg entre les chars qui étaient positionnés le long de la route goudronnée. Le commando s’est replié puis il a été accroché quelques jours après à Oued El Akhira. Un accrochage meurtrier, dans une zone terrible, dense, forestière. Ce jour-là, il y avait, outre le commando Ali Khodja, le commando de la zone 2 ainsi que plusieurs sections, une réunion importante se déroulait dans la région. Nous avions été trahis, donnés par des agents de l’ennemi. Nous avons été harcelés pendant une semaine. Je me souviens très bien c’était fin 1957-début 1958. C’était la période où la décision avait été prise d’évacuer vers l’étranger toutes les infirmières. Le maquis disait-on, était devenu « dangereux » pour elles.

Comment ça, toutes les infirmières ?

Non pas toutes. Mais la plupart. Si M’hamed m’avait demandé de rester et d’aller me reposer à Oran au cas où je le désirais. A Oran, lui ai-je dit, mais je ne connais personne. J’ai refusé et j’ai demandé de partir.

Nous y reviendrons si vous le permettez. Receviez-vous une formation politique ?

Nous assistions aux réunions du conseil de zones par exemple. Nous avions évidemment notre mot à dire. Les hommes respectaient nos opinions et nos avis sur bien des questions.

Avez-vous un exemple particulier ?

Dans le cadre de la politique de rupture avec les institutions colonialistes, nous rendions aussi justice. Ainsi, il s’est présenté le cas d’une adolescente de 15 ans qui avait été mise enceinte par le mari de sa sœur. Ce dernier, un vieux pédophile, son frère tout à fait innocent et la jeune fille en question ont été condamnés à mort. Le capitaine de la zone, Si Abdallah, m’a confié la garde de la pauvre fille. J’ai vivement protesté contre la décision que je trouvais cruelle et injuste et j’ai interrogé la victime qui m’a avoué que c’était son beau-frère qui avait abusé d’elle et que le jeune homme n’avait rien à se reprocher dans cette affaire. J’en ai rendu compte aux hommes du conseil zonal qui avaient, un peu à la hâte, condamné à la peine capitale les quatre personnes, parce qu’il fallait tenir compte de l’enfant que portait la jeune fille. « C’est un crime et si vous les exécutez, exécutez-moi avec eux », ai-je osé leur dire, car ni le jeune homme ni la jeune fille et encore moins le bébé qui devait naître, n’étaient coupables de quoi que ce soit. Après des protestations, le conseil zonal a fini par se joindre à mon avis et révisé son jugement. Mais le vieux a été exécuté. En revanche, j’avais proposé l’incorporation du jeune homme dans nos rangs. Les responsables ont accepté. Il est mort au combat en héros. La jeune victime a accouché d’un garçon qui est mort en raison des conditions précaires de sa naissance. Elle a été envoyée dans une autre zone. Elle s’y est mariée avec un grand combattant. Je l’ai rencontrée à l’indépendance, elle avait quatre enfants ! (...) (après un silence pesant, notre interlocutrice reprend comme si elle parlait à elle-même) (...) Tout cela pour vous dire que la femme algérienne a souffert, elle a lutté. Je n’étais qu’un petit bout de femme, seule, jeune, je ne savais rien de la vie sinon celle qui se déroulait sous mes yeux. J’ai réussi à convaincre tous les hommes du conseil zonal. Ils m’ont écouté. « Kanaât’houm ! »

Etiez-vous consciente que vous meniez un double combat ?

Bien sûr.

Considériez-vous que la guerre était aussi un combat de femme pour les femmes ?

« Aussi et surtout ». Nous étions si peu nombreuses et notre action militaire pesait aussi peu. Nos parents étaient illettrés. Nos aînées étaient toutes aussi analphabètes, rares parmi nous étaient celles qui savaient lire et écrire. Au fond de moi-même, je me disais que par mon combat, notre combat à toutes, nous finirions par entraîner les plus jeunes. J’étais également convaincue que si la femme algérienne évoluait, l’homme algérien évoluerait également. La femme demeure le pivot autour duquel s’articule la société toute entière. En matière d’égalité des droits, je pensais à l’époque, déjà, que mes droits étaient les mêmes que ceux des hommes. Cela ne se discutait même pas. Ce n’est qu’après l’indépendance qu’ils ont créé tous ces problèmes. Il y avait bien sûr le cadre culturel et traditionnel, qui donnaient à chacun sa place dans la famille. Je me conformais à cet ordre basé sur le respect que nous nous devions les uns pour les autres.

Revenons si vous le voulez à la décision d’envoyer les infirmières à l’étranger. Etait-ce une mesure locale ou touchait-elle l’ensemble de l’ALN ?

Ce que je sais c’est qu’elle émanait du colonel Si M’hamed. J’ignore si elle concernait toute l’ALN.

Combien d’infirmières comptait la wilaya ?

Nous étions assez nombreuses. Pour notre seule zone, nous étions une vingtaine ou même plus. Les effectifs ont augmenté avec la grève des étudiants et des lycéens. Plusieurs sont montées à cette époque. De plus avec cet afflux, la fonction s’est masculinisée. On comptait parmi les nouveaux arrivants beaucoup de garçons.

Qu’est-ce qui, selon vous, justifiait la mesure de démobiliser les infirmières ?

Les responsables disaient qu’ils nourrissaient des craintes. Que le maquis s’est considérablement durci. Ce qui était vrai à tous les points de vue. C’est ainsi que nous avons été envoyées vers la frontière tunisienne avec des blessés, et sans armes. Il faut dire que nous avions très peu de chances de parvenir. Mes appréhensions se sont vérifiées et j’allais l’apprendre à nos dépens.

Considériez-vous que c’était une décision injuste, liée au fait que vous soyez des femmes. Qu’aviez-vous ressenti ?

Je n’avais pas de sentiment d’injustice. Je m’étais dit que c’est un ordre de nos supérieurs et qu’il fallait l’exécuter. Il fallait s’y soumettre un point c’est tout. Et puis en ce qui me concernait particulièrement, les responsables et le colonel Si M’Hamed en tête ne voulaient pas que je parte. Ils désiraient me maintenir au maquis, c’est moi et moi seule qui ait émis le vœu de partir. Avec le plan Challe et les opérations de grande envergure, déclenchées après l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle, la situation était devenue épouvantable. Certaines d’entre nous sont restées jusqu’au début des années 1960.

Vous êtes donc parties en convoi spécial ?

Oui, avec des blessés. Chaque infirmière avait en charge un groupe. C’est parce que nous ne connaissions pas les régions que nous traversions que nous avons été capturées. Cela s’est passé à Meskiana. Nous devions franchir le barrage électrifié dans la nuit qui alla suivre notre halte. Nous étions à terrain découvert, ce qui augmente les risques de se faire repérer et de se faire prendre. L’agent de liaison de la Wilaya I nous avait laissé dans une maison. Je me souviens qu’il nous avait apporté une chorba. Nous n’en avions pas mangé depuis belle lurette. Je n’étais pas tranquille. Vers 16 heures, l’alerte a été donnée. Toute résistance était impossible et d’ailleurs avec quoi résister. Nous n’avions pas d’armes. Mohamed qui avait une vieille pétoire, Stati, qui jurait que nous n’allions pas nous laisser prendre est mort en premier, fauché délibérément par une Jeep qui lui a arraché la moitié de la tête. L’ennemi arrivait en nombre. Camions, véhicules tous terrains, half-track... Nous avons été donnés. Les Français ont agi sur renseignement. Ils étaient sûrs de leur coup. Les 13 frères ont levé les mains. Ils se sont rendus. Ils étaient sans arme. Ils les ont alignés face contre terre et ils ont fait passer le half-track sur leur corps...

Vivants... ?

Vivants ? Ecrasés vivants sous nos yeux... (silence)... Des jeunes. Blessés. Mal en point. Affamés. Déguenillés. Puis ils se sont occupés des femme. Ils se sont occupés de nous à coups de poings, de pieds, de crosses. « Où sont les infirmières, elles sont sept ! Où sont-elles passées ! », vociféraient-ils. Ils avaient trouvé un ordre de mission qui faisait état de sept infirmières accompagnatrices de blessés. Nous n’étions que trois. Par bonheur pour les quatre autres sœurs, elles avaient contracté la grippe asiatique, elles ne sont pas venues.

Et vous avez été acheminée sur Alger ?

Non. J’ai d’abord transité par toutes les prisons de l’Est depuis Meskiana. Je les ai toutes connues. Et dans chacune d’elles, j’y ai subi les mêmes interrogatoires avec les mêmes méthodes. A Annaba, un jour, ils sont venus. Ils m’ont donné du linge propre et m’ont conduite dans une belle villa. Dans un salon luxueux, m’attendaient Mmes Massu et Bigeard. Un magnétophone à bandes était discrètement dissimulé sous la table. Je l’avais aperçu et les frères m’avaient enseigné de me méfier des déclarations enregistrées qu’ils pouvaient retourner contre notre cause. C’est Mme Massu qui a parlé la première. « Pourquoi êtes-vous montée au maquis ? Vous ne manquiez de rien. Votre père travaillait au GG. Vous avez été à l’école. Qu’est ce que vous vouliez de plus ? »
« Avez-vous accepté les Allemands ? Lui ai-je dit, sans savoir comment cela m’était venu. Je cherche mon identité. On me l’a enlevée. Je n’en ai plus ».
« Pourquoi ne prenez-vous pas exemple sur Melle Sid Kara ? » M’a-t-elle répliqué.
« Melle Sid Kara a choisi son camp et moi le mien. »
« Peut-être avez-vous été embobinée. »
« Pas du tout, je suis convaincue de l’indépendance de l’Algérie. Et s’il ne reste qu’un seul Algérien sur cette terre, il viendra le jour où il sera indépendant. » Voyant que mon retournement était impossible, le reste de notre entrevue est devenu banal.

Votre transfert sur Alger a duré longtemps ?

Il me semble qu’il a duré des mois. Après avoir fait toutes les geôles de l’Est, je suis arrivée à Alger où j’ai été remise au capitaine Sirvan de la DST (Défense et sécurité du territoire) dans La Basse Casbah. Ils voulaient avoir des renseignements militaires. Les endroits où se trouvaient les casemates, les types d’armement, les quantités d’armes et de munitions, la logistique, la nourriture, l’origine des approvisionnements, les points d’eau, les régions des bases de repli etc. Je leur ai parlé des vaccinations, de notre mission d’infirmières et je leur ai dit que je n’avais pas, en ma qualité, accès aux informations militaires. Ce qui était vrai. Mais même si je les connaissais, je ne les aurai jamais données. « Sale arabe, sale négresse », des obscénités à n’en plus finir. Je m’évanouissais, je me réveillais, je résistais, le goût âcre du sang ne quittait pas ma bouche. Le temps, le jour, la nuit n’existaient plus. Seule la douleur qui vous habite est votre compagne. J’ai été torturée de toutes les manières possibles et imaginables. Parmi les tortionnaires qui me tourmentaient, il y avait aussi des civils. J’y ai entendu le nom du fils de Borgeaud, le plus gros colon de l’époque.

C’était en quelle année ?

1958, je n’avais que 22 ans et la France m’a fait subir dans les locaux de la DST les pires humiliations physiques et morales que puisse connaître un être humain. On ne guérit pas de la torture... Puis un jour ils m’ont emmenée chez moi. J’ai ensuite été assignée à résidence. Tous les jours, je devais passer pour signer.

Comment avez-vous réussi à rejoindre le FLN à Tunis ?

Durant mon assignation à résidence, je me suis remise au scoutisme que je pratiquais avant la guerre. Un jour se présenta l’occasion d’un départ vers la France. Mon grand frère m’a inscrite et c’est comme ça que je me suis retrouvée du côté de Toulouse. J’ai informé Hamida, la cheftaine du groupe, de mon intention de leur fausser compagnie. Ce que je fis. De là, je me suis rendue chez les bonnes sœurs à Gay Lussac à Paris. Je savais que certaines d’entre elles étaient mes anciennes profs à l’école de la Croix-Rouge d’Alger. J’ai vu la mère supérieure et je lui ai dit que j’étais recherchée. Je leur ai parlé de mes activités. Elles m’ont aidée à dégoter un travail et la Fédération de France, dont mon frère m’avait donné les contacts, m’a fourni de faux papiers. Je suis ainsi passée en Allemagne sous l’identité d’une Martiniquaise, puis à Tunis où l’Organisation m’a de nouveau accueillie...

(Publié dans le quotidien El Watan, édition du 5 août 2004)


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