Daikha Dridi a rencontré la famille du chef du GIA, dans le hameau de Houch Gros. Les trois femmes racontent comment leur famille a été décimée. Elles parlent des contre-vérités rapportées par la presse, des dix années de violence. Reportage.
Boufarik/Alger, 23/03/02 - Khalida, sœur aînée de Antar Zouabri, ressemble jusqu’au malaise à son frère. Du moins à la photo du «Zouabri recherché», placardée sur tous les murs d’Algérie depuis 1997. Tassée et robuste, le visage lourd et brun, l’expression sombre, adoucie par des yeux de femme, des yeux délavés. Khalida est furieuse, sa voix ne se pose que pour s’emporter de plus belle.
À côté d’elle, une ombre silencieuse. Aicha, 70 ans, la mère de Antar Zouabri. Murée, elle est l’anti-portrait de sa fille. Son visage est barré de cernes éternels. Elle suit des yeux le récit en rafales de sa fille. Messaouda, demi-sœur de Antar, arrive. Elle a 56 ans, fille du premier mariage du père. Les trois femmes sont aujourd’hui tout ce qui reste de la famille Zouabri.
«J’ai été étonnée quand les services de sécurité sont venus me chercher pour identifier son corps. Cela faisait longtemps que je pensais Antar mort», dit Aicha. Ils sont venus la chercher le jour même ou il a été tué, elle et Messaouda. «C’est lui, c’est bien mon fils, je l’ai reconnu», dit Aicha presque tranquillement.
Messaouda a eu des doutes : «Comment ce vieillard chauve, édenté, mon frère Antar ? Il a beaucoup changé, cela faisait dix ans que je ne l’avais plus vu, je n’ai fini par le reconnaître que lorsque j’ai couvert le bas de son visage, cette entaille qui lui ouvrait la mâchoire. Quand j’ai pu voir enfin ses yeux, ses paupières, sont front, oui, je me suis dit, ce sont les nôtres, ceux des Zouabri». Elle ajoute : «il est mort, c’est fini…», comme on respire enfin…
Mohamed Zouabri avait épousé Aicha, la mère de Antar, en secondes noces. De son premier mariage, il a eu Messaouda. Du second, sont nés cinq garçons et une fille. La maison familiale, dans un quartier reculé de Haouch Gros, s’ouvre sur une petite cour intérieure ou trône une vigne desséchée, sur le mur un miroir brisé est accroché. À l’intérieur, plusieurs pièces, vastes, mais vides, comme si la maison n’était pas habitée.
Khalida, 36 ans, mère d’une fillette et veuve d’un «irhabi» (terroriste), dit-elle, veut raconter l’histoire de sa famille, «la vraie, pas celle mensongère qu’écrivent les journalistes». Le mot «harki» est prononcé, ressenti comme une morsure. «Pourquoi dites-vous que mon père était un harki? Que nous sommes une famille de pauvres? Que mes cinq frères étaient tous des voleurs, pourquoi ?».
Les routes du maquis
Au début, «on était tous FIS… et alors? Toute l’Algérie était FIS…», dit Khalida. «Pendant la colonisation mon père n’a jamais été autre chose que fellah. Plus tard, il était chef de chantier.»
Mohamed Zouabri a eu Ali, que tout le monde appelle «Aliouet», Ramdane, Achour, Toufik et Antar. L’aîné, Ali, était le plus impliqué dans le FIS. Avant l’arrêt des élections de décembre 91, il était en charge du «souk errahma» de Boufarik, ces marchés multipliés par le FIS où les démunis pouvaient acheter à manger. Antar, qui a arrêté sa scolarité en neuvième lui donnait un coup de main avant de partir au service militaire.
Tout a commence avec Ali qui, un beau jour de 1992, a pris le maquis. «Dès qu’il se passait quelque chose dans les environs, la sécurité venait harceler mes autres frères. Du coup, Toufik est lui aussi allé dans les montagnes…», dit Khalida sans donner plus de détails. Restent Ramdane, Achour et Antar. La même année, «15 jours avant la quille», Antar a déserté sa caserne d’El Harrach, près d’Alger, pour le maquis.
Achour, lui, était fonctionnaire aux impôts. «La sécurité l’a pris à son travail. Ils l’ont torturé pendant 15 jours. Condamné à 3 ans de prison, il à passé la moitié de sa peine à Serkadji (Alger), l’autre à Berrouaghia (prsè de Médéa, au sud d’Alger)».
Ramdane était employé dans une entreprise publique de bâtiment. «En 1992, il y a eu une tuerie chez notre voisin. L’armée est venue chercher Antar et Ramdane, on leur a dit que Antar était au service militaire et que Ramdane était parti voir son frère en prison.» Lorsque Ramdane est rentré que les voisins lui ont dit que l’armée le cherchait, il a disparu à son tour. Les femmes disent n’avoir plus jamais eu de nouvelles de leurs hommes depuis.
À Haouch Gros, les fils Zouabri sont pourtant aperçus. «Ils venaient avec des klashs faire la loi, ils ont tué, en 1992 le policier Smain, le premier attentat a Haouch Gros, c’est aussi Antar qui a fait sauter mon fils sur une bombe. Il voulait l’obliger à tuer son cousin policier», raconte aujourd’hui un vieux patriote, «Avant je ne me mêlais pas de ce qui se passait, mais le jour où ils ont tué mon fils, j’ai décidé moi aussi de devenir patriote».
Fils de harki
Ce «patriote», retraité de 72 ans, se souvient très bien du père, Mohamed Zouabri. Lorsqu’il entend les jeunes «patriotes» affirmer que le père de Antar était harki, il se retire de la mêlée et grimace: «J’ai bien connu Mohamed Zouabri, il n’a jamais été harki. Je déteste ses fils, je suis pour qu’on venge nos morts, œil pour œil, mais la vérité c’est la vérité. Du temps de la France, ce domaine dirigé par un français qui employait 800 Algériens. Le père Zouabri travaillait avec les autres la terre, il n’a jamais rien fait d’autre.» Le mythe des Zouabri descendants de harki est contesté aussi par d’autres vieillards de Haouch Gros.
En 1994, Khalida, sa mère Aicha et son père Mohamed n’ont donc plus que Achour à qui ils rendent visite à la prison de Berrouaghia. Cette année-la, en plein hiver, Achour demande à sa mère de venir l’attendre à la sortie de la prison, il a fini sa peine. «Je lui ai préparé des vêtements propres et je suis allée très tôt le matin. J’ai attendu, attendu, mais je ne l’ai pas vu sortir, les gardiens m’ont dit: ton fils est parti, tu le trouveras chez toi. Lorsque je suis revenue ici, personne n’avait de nouvelles. Je suis repartie le lendemain encore, mais il n’y avait plus de Achour, je ne l’ai plus jamais revu, je ne sais pas ce qu’ils lui ont fait».
Une année plus tard, le père, 82 ans, est abattu devant sa maison: «il s’était levé à 5 heures du matin pour sa prière, quelqu’un a frappé à la porte, il est allé ouvrir, confiant, car il attendait un voisin qui devait l’accompagner à l’hôpital». Aicha a trottiné derrière son mari jusqu'à la porte, lorsque trois coups de feu ont retenti.
Cette histoire, tous les habitants de Haouch Gros la connaissent et tous disent le nom du patriote qui, ce matin de 1995, «a perdu la tête». Khalida le cite aussi nommément, «il était fou de rage parce que, la veille, il avait trouvé son père et sa mère égorgés, il est venu dans notre quartier, a commencé par tuer mon père, ensuite huit autres parents de irhab (terroristes)».
«Nacera», une sœur qui n’a jamais existé
Avant de partir, le patriote laisse un message: «si vos terroristes touchent à qui que ce soit, je vous préviens, il n’y aura aucun survivant parmi vous». Le quartier se vide immédiatement. Khalida et sa mère s’enfuient dans une longue cavale, et échouent dans un appartement a Alger, dans les grands immeubles surpeuplés des Annassers.
Messaouda, elle, s’enfuit avec son mari et ses enfants vers Medea ou elle se terre dans un hameau jusqu'à l’avènement de la concorde civile. En 1996, dit-elle, «alors que j’étais cachée avec mes enfants dans la famille de mon mari, j’entends la radio dire que Messaouda, sœur de Antar Zouabri, a été capturée en tenue de para, klash et couteaux en mains… Je n’ai rien compris.»
Mais Messaouda n’est pas la plus médiatique des sœurs Zouabri. En 1997, après les massacres de Rais et Bentalha, la télévision, relayée par les journaux, exhibe «Nacera Zouabri», «égorgeuse attitrée» à la cruauté légendaire. Alors que son frère égorge et décapite, elle passe après lui pour détrousser les morts, arracher les bijoux des femmes, etc., il n’y a pas un Algérien qui ne souvienne de ces récits épouvantables mais aussi du peu de remords qu’a montré Nacera face aux caméras.
Les Zouabri, nous dit-on, sont une famille de sanguinaires et leurs femmes ne font pas exception. Le problème est que Nacera n’existe pas sur le livret de famille des Zouabri. «C’est une fille de Baraki qui n’a rien à voir avec nous, ils ont dû tellement la torturer qu’elle a tout reconnu, je sais comment ils torturent, ma mère et moi, nous les avons subis», insiste Khalida. Il n’y a pas que Khalida qui ne connaisse pas cette «sœur subite». A Haouch Gros, la question de savoir si Antar avait une sœur nommée Nacera fait sourire, vieux et moins vieux, «Mohamed n’avait que deux filles, Messaouda et Khalida».
«Une petite olive noire»
Toujours en 1997, les militaires découvrent Khalida et Aicha aux Annassers et les embarquent. Elles passeront 20 jours sous la torture, la mère subit toutes sortes d’humiliations que les tortionnaires infligent «à celle qui a mis au monde Antar». Ces humiliations, objet de fixation presque pathologique de sa fille Khalida, Aicha les tait et dit seulement : «Ils m’ont tellement battue que j’étais devenue comme une petite olive noire».
Elles finissent condamnées à trois années de prison ferme pour soutien au terrorisme. Une fois purgée leur peine, elles rentrent à Haouch Gros, en 2001, mais leur maison est occupée par la famille d’un garde communal. «C’est la gendarmerie de Boufarik qui est venue le sortir de force». La sœur et la mère vivent de la pension du vieillard. La vie, pour elles, est «tranquille» : elles disent bonjour «à ceux qui nous répondent», les autres, elles ne leur parlent pas.
Khalida affirme que la maison n’a pas désempli depuis la mort de Antar : «Les gens n’arrêtent pas de venir nous faire leurs condoléances, tout le monde regrette Antar. Tout Boufarik est en deuil» lance-t-elle, péremptoire. Des signes de malaise se font sentir à côté d’elle. Sa mère s’éloigne, préfère s’asseoir au soleil face à sa vigne, loin des questions qui font mal et de la voix malade de sa fille.
«Tout le monde connaissait Antar, il était généreux et courageux, c’était pas un haggar, personne ne croit qu’il était un tueur», hurle Khalida, subitement interrompue par sa propre sœur. Les mots de Messaouda font vaciller les certitudes de Khalida qui, stupéfaite, au bord des larmes, s’entend dire : «Antar tu le connaissais jusqu'à son service militaire, après ça, tu ne sais plus rien. Comment peux-tu t’engager sur ce qu’il faisait là-bas, étais-tu avec lui ? L’as-tu vu ? Tais-toi, ne parle pas de ce que tu ne sais pas.»
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